Au panthéon de l’architecture de paysage du XXe siècle, un nom résonne avec la clarté d’un axe tracé à la règle : Daniel Urban Kiley (1912–2004). Souvent qualifié de « suprême moderniste », Kiley a redéfini la manière dont nous percevons l’espace extérieur, non plus comme une décoration pittoresque, mais comme une architecture vivante, structurée et infinie.
Loin des courbes naturalistes du style anglais qui dominaient le XIXe siècle, Dan Kiley a imposé une vision radicale : la fusion de la grille moderniste avec la majesté des jardins classiques français.
Une Révélation Européenne : De la Guerre aux Jardins du Roi
Pour comprendre l’œuvre de Dan Kiley, il faut remonter à une période charnière : la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En 1945, le jeune Kiley, alors officier dans l’armée américaine, se trouve en Europe. Il a déjà une expérience significative : après avoir quitté Harvard (dont il trouvait l’enseignement trop rigide et tourné vers le passé), il a fait ses classes auprès de Warren Manning, un ancien collaborateur du légendaire Frederick Law Olmsted. Mais c’est sur le vieux continent que son regard va basculer.
Kiley profite de son séjour pour visiter les grandes œuvres d’André Le Nôtre, notamment le château de Vaux-le-Vicomte et Versailles. Ce qu’il y découvre n’est pas pour lui une relique monarchique, mais une révélation spatiale. Il observe comment les allées d’arbres s’étendent vers l’horizon, créant une impression d’infini. Il note la rigueur des bosquets et la clarté des axes.
Là où d’autres voyaient du classicisme ornemental, Kiley discerne une structure pure, capable de dialoguer avec l’architecture moderne naissante. Il comprend alors que « l’ordre » n’est pas l’ennemi de la nature, mais sa mise en scène la plus puissante. Cette épiphanie, couplée à son admiration pour les architectes modernes comme Le Corbusier et Mies van der Rohe, deviendra la pierre angulaire de sa carrière.
Le Chef-d’œuvre de Columbus : Le Jardin Miller
S’il fallait retenir une seule œuvre pour illustrer le génie de Kiley, ce serait sans conteste le Miller Garden à Columbus, dans l’Indiana, conçu dans les années 1950.
Imaginez la scène : Nous sommes au milieu du siècle. L’architecte Eero Saarinen vient de dessiner une résidence aux lignes épurées pour l’industriel J. Irwin Miller. Kiley intervient pour traiter les extérieurs. Il ne cherche pas à « habiller » la maison, mais à étendre son architecture vers le dehors.
En collaboration étroite avec Saarinen et le designer textile Alexander Girard, Kiley imagine le jardin comme une série de pièces sans murs. Il déploie une grille audacieuse. Une allée de féviers d’Amérique (Gleditsia triacanthos) s’élance le long de la façade ouest. Ces arbres ne sont pas plantés au hasard : ils sont alignés avec une précision militaire, leurs troncs agissant comme des colonnes extérieures, leur feuillage léger filtrant la lumière comme une dentelle vivante.
À l’est, une allée de marronniers forme un tunnel dense et ombragé. Kiley démontre ici sa maîtrise : le jardin n’est pas une imitation de la nature sauvage, c’est une extension géométrique de l’espace de vie, où le végétal devient matériau de construction. Ce projet est aujourd’hui considéré par The Cultural Landscape Foundation comme l’une des icônes du modernisme paysager résidentiel.
Philosophie et Méthode : Ordonner sans Figer
La méthode de Dan Kiley repose sur un paradoxe apparent : utiliser la géométrie stricte pour libérer l’espace. Ses principes, documentés à travers ses écrits et ses nombreuses conférences, sont clairs :
- La grille comme structure : Kiley utilisait souvent une grille modulaire (parfois inspirée par les dimensions de l’architecture adjacente) pour placer ses arbres.
- Les axes et les alignements : À la manière des jardins de la Renaissance italienne ou du Grand Siècle français, il trace des lignes directrices qui guident le regard et le pas.
- La continuité spatiale : Contrairement au jardin clos médiéval, le jardin de Kiley est ouvert. Les lignes fuient vers l’horizon, suggérant que le paysage ne s’arrête jamais vraiment.
Sa philosophie tenait en une phrase qu’il aimait répéter : « Je ne crée pas des objets dans le paysage, je crée des espaces. » Pour lui, marcher entre deux rangées d’arbres devait procurer la même sensation spatiale que de déambuler dans la nef d’une cathédrale ou sous une colonnade grecque.

Une Relation Architecturale au Végétal
Kiley n’était pas un jardinier au sens horticole du terme. On trouve peu de massifs de fleurs colorées ou de bordures mixtes dans ses plans. Son approche des plantes était tectonique.
Il privilégiait les monocultures (l’utilisation d’une seule espèce sur une grande surface) pour renforcer l’impact visuel et la pureté des lignes. Ses essences favorites étaient choisies pour leur structure :
- Le Févier d’Amérique (Honey Locust) : Pour sa transparence et l’ombre légère qu’il projette, idéale pour les terrasses.
- Le Tilleul et le Marronnier : Pour créer des volumes denses, des murs végétaux et des couvertures ombragées puissantes.
- L’Érable : Pour sa saisonnalité marquée et ses couleurs d’automne.
Il jouait avec la lumière et l’ombre (le chiaroscuro) comme un peintre. Dans le South Garden de l’Art Institute of Chicago, par exemple, il utilise des aubépines plantées en grille précise au-dessus d’un tapis de lierre et de gravier, créant une oasis urbaine d’une sérénité absolue, rythmée par le bruit de l’eau.
Les Grandes Œuvres Publiques
Outre le domaine privé, Kiley a laissé une empreinte indélébile sur le paysage public américain. Ses collaborations avec les plus grands architectes de son temps (I.M. Pei, Eero Saarinen, Kevin Roche) ont produit des sites majeurs :
- Jefferson National Expansion Memorial (Gateway Arch), St. Louis : Ici, Kiley a dû concilier la courbe monumentale de l’arche de Saarinen avec le paysage. Il a conçu des allées courbes d’arbres qui épousent la topographie et le mouvement du fleuve Mississippi, ancrant le monument dans un écrin de verdure structuré.
- John F. Kennedy Library, Boston : En collaboration avec I.M. Pei, il a travaillé un site côtier difficile, utilisant des graminées et des plantations robustes pour dialoguer avec l’architecture géométrique et l’océan.
- Dallas Museum of Art / Fountain Place : Un chef-d’œuvre de l’eau et de l’arbre, où des cyprès chauves émergent de bassins, créant une forêt inondée au cœur de la ville, rafraîchissante et sonore.
- Lincoln Center, New York : Bien que le site ait évolué, son travail sur le Damrosch Park (avec ses platanes taillés en toiture) reflète son désir d’apporter l’ordre et le calme au milieu du chaos urbain.
L’Héritage d’un Maître Moderne
Pourquoi Dan Kiley est-il si important aujourd’hui ? Parce qu’il a opéré la transition vitale entre le classicisme et le modernisme. Il a prouvé que la modernité ne signifiait pas l’absence de règles ou le rejet de l’histoire.
Son influence est palpable chez presque tous les grands paysagistes contemporains, de Peter Walker à Laurie Olin. Ils ont hérité de sa conviction que le paysage est un art sérieux, capable de structurer la ville et la vie.
Kiley est décédé en 2004, mais en se promenant sous les alignements du jardin Miller ou près des fontaines de Dallas, on ressent encore cette « vibration silencieuse » qu’il recherchait tant. Il a réussi son pari : faire de la nature une architecture, sans jamais lui ôter sa poésie.

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